Entrevue avec Jean-Gabriel Périot
Mercredi 14 octobre 2015 sort en salle Une Jeunesse Allemande. Le film a notamment été sélectionné à la Berlinale et a obtenu le Prix International de la Scam au Cinéma du Réel.
Pour moi, c’est avant tout le premier long-métrage de Jean-Gabriel Périot, le réalisateur d’Eût-elle été criminelle… et 200 000 fantômes. S’il se dit « old school » et définit d’abord son travail comme du cinéma d’archives, il suffit de voir ses précédents films – en visionnage libre dans ces pages – pour que saute aux yeux cette hybridation fiction-documentaire-expérimental et ce renouveau qu’il insuffle au cinéma d’emprunt et que l’on appelle ici cinéma mashup (avis à tous ceux qui voudraient chercher des alternatives élégantes mais tout aussi justes à cet américanisme de « mashup », je suis tout ouïe !)
En 2012, Clarisse Fabre du journal Le Monde a titré un de ses articles “Périot : le fou de politique”. Nous avons repris cette formulation pour la page qui vous est dédiée dans l’Encyclopédie du cinéma mashup. Qu’est-ce que cela signifie être “fou de politique” pour vous, cinéaste ?
C’était un titre assez drôle. Et évidemment, la référence à Godard ne pouvait que me faire plaisir. Après, c’est difficile de devoir justifier soi-même d’une expression qui n’est pas sienne, surtout quand on manque cruellement de second degré…
Plus sérieusement, je suis incapable de faire un cinéma qui ne questionnerait pas la politique et qui ne le ferait pas politiquement, c’est-à-dire un cinéma qui utilise des codes de narration différents de ceux de la télévision ou du cinéma mainstream, qui s’adresse au spectateur dans toute son intelligence. Cependant, cette nécessité d’un cinéma politique m’est très personnelle, le cinéma en général n’a pas à être toujours politique, c’est un des possibles du cinéma mais ce n’est pas le seul. Peut-être que le cinéma est mon seul outil, même modeste, pour lutter contre la marche destructrice du monde.
Non pollué par un effet d’annonce des meurtres à venir, Une Jeunesse Allemande est construit de telle manière que l’on puisse d’abord être en empathie avec le combat libertaire des personnes qui composeront par la suite l’organisation terroriste “Fraction Armée Rouge” (RAF). L’objectif est-il de nous laisser libre d’expérimenter leurs erreurs ? De nous faire prendre conscience qu’elles auraient pu être les nôtres ?
Je ne suis pas certain que mon intention aille si loin, mais ce sont des questions qui peuvent légitimement se poser. Mon idée était plutôt de montrer simplement ces protagonistes dans toutes leurs complexités pour que l’on puisse saisir que leur passage à l’acte ne procédait pas d’une quelconque folie ou attirance naturelle pour la violence, mais que ce passage à l’acte résultait d’une logique et d’une décision en conscience. Même si on peut être en désaccord avec leurs points de vue politiques, on ne peut que constater leur rigueur, leur énergie, la cohérence de leur propos etc. On peut même éprouver de l’empathie pour eux ou de la sympathie. Et c’est justement cette chose simple, présenter les fondateurs de la RAF tels qu’ils voulaient se présenter eux-mêmes, qui nous rend leur passage à l’acte encore plus complexe.
On dit souvent que l’erreur est humaine ce qui est dramatiquement vrai. Et quand on voit d’autres que nous se tromper, surtout aussi radicalement, et même si on reste en désaccord avec leurs actions et leurs justifications, on ne peut pour autant qu’éprouver une certaine forme d’empathie. Dans le fond, aucun d’entre nous n’est un saint au quotidien et nous sommes tous capables du pire. Nous pouvons condamner les perpétrateurs, mais il est toujours plus facile de le faire quand nous ne les regardons pas dans les yeux.
Votre film nous donne des armes de connaissances pour éviter, à l’avenir, de se faire berner par la violence. Mais, en parallèle de ce déroulement chronologique de radicalisation, il fonctionne comme une boucle. Il commence par le sentiment de culpabilité de la société allemande vis à vis du régime d’Hitler et finit par l’aveu d’une femme qui en arrive à vouloir l’accession au pouvoir d’un dictateur. Êtes-vous donc à la fois porteur d’espoir et fataliste ? Une Jeunesse Allemande me dit que, pour sortir du cercle vicieux de la violence, il faut comprendre ses racines et éviter de diaboliser ceux qui y ont eu recours. Un dictateur, un terroriste n’est pas un monstre venant d’une autre planète, c’est un homme qui se trompe.
Effectivement, Une jeunesse allemande montre cette histoire comme une tragédie, dans ce qu’elle aurait de plus classique : un conflit de génération, des ennemis irréconciliables enkystés dans des logiques qui les dépassent et contre lesquelles ils ne peuvent agir, un combat qui ne se résout que par la mort et le silence. Dans une tragédie, comme dans ce film, on voit des personnages se tromper, faillir, échouer. Mais je dirais qu’au-delà du fait que les fondateurs de la RAF se soient trompés, une erreur qui a coûté la vie à plusieurs dizaines de personnes, c’est la société allemande dans son ensemble que l’on voit faillir dans cette histoire, pas seulement les membres de la RAF. Dans une société fonctionnant bien, le terrorisme ne peut exister. Le terrorisme est toujours le prix à payer de certaines défaillances politiques et sociales.
Ce qui me rend assez pessimiste, plus que fataliste et même si j’essaie de lutter contre mon pessimisme, c’est que nous sommes malheureusement amnésiques. Je refuse tout type d’injonction mémorielle ou devoir de mémoire, mais je ne comprends pas que les drames passés soient aussi inopérants et aussi totalement révolus. L’Histoire ne se répète jamais, mais certains schémas historiques eux se retrouvent à des époques et des contextes différents, et notamment les logiques qui amènent à la violence. A chaque événement violent, on redécouvre benoitement la possibilité qu’elle puisse survenir. Nous n’apprenons jamais rien.
Cependant, je refuse le trop de pessimisme. Et je pense même que quand on se prétend engagé politiquement, on doit faire preuve d’optimisme. Il faut continuer de croire que l’on peut changer les choses. C’est un peu naïf, mais sans cela il reste soit à s’enfoncer dans la bêtise de l’époque soit à s’isoler du monde et rester sur son quant-à-soi. Dans le film précisément, cette volonté de contrer le pessimisme s’inscrit par les derniers extraits. Fassbinder clôt l’histoire avec la force du cinéma, c’est-à-dire avec du corps, de la confrontation, de la contradiction, de l’émotion. Les voix des morts reviennent avec leur chaleur adolescente, avant de disparaître pour laisser place à une chanson de lutte. Je ne pouvais pas finir le film sur la mort des protagonistes et l’hystérie terrifiante de la société ouest-allemande de ces années là. Il me fallait absolument ouvrir le film et ramener le spectateur à de la douceur et aussi à du combat.
Une Jeunesse Allemande témoigne à la fois d’une continuité et d’une rupture dans votre cinématographie. Comme les films d’archives qui l’ont précédé, il s’agit d’un documentaire mashup car il vous fait vivre l’histoire au présent et n’a pas peur de manier les atouts formels du genre fictionnel : musique pop rock au caractère affirmé utilisée comme un élément narratif à part entière, arrêt sur image pour présenter les personnes etc. Est-ce que je me trompe en disant que, selon vous, l’artifice, la mise en scène du montage, l’esthétisme des images et la musicalité n’altère pas la valeur documentaire, la fiabilité historique du propos ? Est-ce vos outils pour que les spectateurs s’intéressent à ces archives ? Votre manière de faire apparaître toute leur modernité ?
Il y a toujours une certaine naïveté à penser les images documentaires. Spontanément, elles apparaissent, contrairement aux images de fiction, du côté du vrai, du neutre, de l’objectif (mais aussi du sale, du bougé, du monté, bref du sans-forme). Elles apparaissent aux spectateurs presque « pures ». Pourtant, il n’existe aucune image sans mise en scène, sans construction, sans prise de décision. Il n’y a pas d’images sans cadre et donc sans hors-champ, il n’y a pas non plus d’images hors d’un temps précis (celui et uniquement celui qu’elle documente). Et comme on est dans un entretien sous les auspices de Godard, on peut le citer directement : « Il n’y a pas d’image juste, il y a juste des images. »
Les films relevant du champ du documentaire n’ont pas à s’astreindre à une espèce de sobriété de leur langage pour faire semblant qu’ils seraient du côté du réel (il serait d’ailleurs plus juste de parler de réalisme que de réel). Pour moi, chaque film doit utiliser les outils cinématographiques nécessaires pour raconter, donner à voir, émouvoir etc. Le documentaire, comme le fait la fiction, devrait énoncer sa subjectivité, énoncer qu’il n’est qu’un portrait déformé du réel. D’ailleurs, le cinéma de montage d’archives, quand il ne s’arrête pas à la médiocrité du télévisuel, parce qu’il donne à voir non seulement des archives mais surtout le montage lui-même et qu’il s’énonce donc comme écriture, est par défaut un cinéma qui met à nu l’image comme construction.
Dans les films de montage d’archives, il me semble que deux éléments permettent de redonner les archives préexistantes au présent. Une est inhérente aux films d’archives : celles-ci sont de l’ordre du passé mais le réalisateur qui décide de les interroger et de les redonner à voir lui est contemporain. Il interroge le passé depuis aujourd’hui. Il va même souvent chercher dans le passé uniquement ce qui pour lui résonne avec le monde qui l’entoure. C’est par lui que se crée un court-circuit entre hier et maintenant. Le deuxième élément n’est vrai que pour certains films, dont Une jeunesse allemande : c’est l’absence de commentaire rajouté. Il n’y a pas de voix off qui ancre les images dans le passé, du type « C’était en 1967 » ou « Alors, c’était différent d’aujourd’hui ». Si on laisse vivre les images telles que créées à l’époque, c’est à dire au présent de leur énonciation, le spectateur d’aujourd’hui les découvre aussi au présent. Et on se rapproche alors de quelque chose qui ressemble à de la fiction : on suit des protagonistes qui ne savent pas ce qu’il va arriver. On connaît toujours vaguement la fin, mais pas les chemins pour y arriver.
Une Jeunesse Allemande fait s’enchevêtrer archives documentaires (reportages et émissions télévisées) et archives fictionnelles (extraits de films militants d’étudiants allemands en cinéma). Est-ce là un moyen de brouiller les frontières entre fiction et documentaire et mettre ainsi le doigt sur la confusion qui régnait dans la tête des gens de l’époque ?
Pour moi, il n’y a pas de différence fondamentale entre les images documentaires et les images fictionnelles. Toutes peuvent nous servir à comprendre, ou du moins à nous renseigner sur le monde. Si on prend de nouveau l’extrait du court-métrage de Fassbinder pour L’Allemagne en automne qui est à la fin du film, celui-ci nous renseigne bien plus sur l’état d’hystérie complète et de dégoût de cet automne 1977 en Allemagne de l’Ouest que les extraits de télévision qui sont montrées juste avant. Disons plutôt qu’il le fait différemment et qu’il nous ouvre à une compréhension de l’Histoire beaucoup plus sensible et ouverte. Il ne s’agit plus d’opposer des images de registres différents mais d’affirmer que chacune d’elles peut servir de support de connaissance.
Vous dites que vous ne prenez pas parti dans vos films. En effet, vous n’y mettez aucune voix off commentant les archives. Mais les partis pris formels qui sont au centre de films plus anciens tels que Eût-elle été criminelle… n’expriment-ils pas votre point de vue plus fortement que ne l’aurait fait une voix off ? Est-ce pour gagner en neutralité que vous avez rendu ces partis pris plus satellitaires, plus discrets dans Une Jeunesse Allemande ?
Je ne pense pas avoir dit que je ne prends pas parti dans mes films, ou alors j’ai dit des bêtises ! C’est plutôt que ma façon de prendre parti ne s’énonce pas en effet distinctement, comme pourrait le faire une voix off par exemple. Mais le choix même des sujets de mes films, la manière dont je les interroge, la manière dont je les ramène vers le public – par le biais d’un montage singulier – est l’endroit où je m’inscris et où je m’énonce.
Et puis, au delà, j’ai beaucoup de mal avec la pensée tupperware (du type : « la faim dans le monde c’est mal », « je veux qu’on arrête toutes les guerres dans le monde ») et avec les pensées par trop tranchées, qui délimitent des frontières avec la force de la conviction et de la certitude. Je dis cela sur un ton ironique mais, dans le fond, je ne pense pas détenir une vérité que je devrais énoncer et qui serait supérieure à celles des autres. La position de celui qui sait, ou plutôt qui saurait, de celui qui donne les clefs de lecture et en même temps affirme une position morale, cette position, je la refuse. Mon travail consiste à formuler des questions. Et même si la réponse est toujours incluse dans la question, si la manière de poser celle-ci est déterminée par la position de celui qui l’énonce, c’est une manière de m’affirmer qui n’impose pas au spectateur mes propres certitudes ou mes analyses. Il doit toujours rester libre de son propre travail critique.
Quant au changement de registre entre mes courts et Une jeunesse allemande, celui-ci est inhérent au projet lui-même. Pour la première fois, il m’était nécessaire de donner à voir des extraits pour eux-mêmes. Il fallait que la télévision comme le cinéma apparaissent en tant que tels, alors que jusque-là je détricotais toujours la matière visuelle. Du coup, le travail du montage peut sembler plus discret parce qu’il n’intervient pas dans ces extraits. Mon montage agit par lissage. Il s’agit de lier ces extraits hétéroclites pour faire ressortir ce qu’ils portent de commun et qui peut nous renseigner sur l’histoire donnée. Mais il ne faut pas sous-estimer techniquement cette apparente simplicité. Naturellement, une accumulation de sources différentes – par leurs spécificités techniques comme par leur contenu – est forcément porteuse d’hétérogénéité : le montage est spontanément brut, cassant, fait de ruptures et de désaccords. Il s’agissait au contraire pour moi, par le montage, de lier ces extraits entre eux pour que, malgré leurs différences, le passage de l’un à l’autre ne soit pas subi par le spectateur comme une rupture. C’est un montage qui effectivement se tait plus que dans mes courts métrages mais qui pour autant n’est pas un montage plus simple. Il est simplement beaucoup moins lisible.
Au début, vos films étaient de pures expériences sensorielles, par exemple l’image et la musique étaient le seul “discours” dans 200 000 fantômes. Avec The Devil, apparaissent les mots prononcés en “in” mais ils cohabitent encore avec des séquences musico-visuelles. Dans Une Jeunesse Allemande, le verbe est au cœur. Est-ce le sujet qui a rendu cela nécessaire ? Le besoin narratif du passage au long-métrage ?
En effet, le langage parlé est au centre de ce projet. Mais aussi le langage visuel car il fallait respecter le temps des archives elles-mêmes pour faire apparaître leurs langages propres (leur construction formelle comme leur contenu et les paroles qui s’y déploient). Et c’est cette raison qui m’a poussé vers un format long métrage.
Vous avez également réalisé des films de tournage. Qu’est-ce qu’on ne trouve pas dans le cinéma de tournage et que l’on trouve dans le cinéma mashup ?
Le cinéma de montage d’archives permet en même temps, dans le même mouvement, de donner à voir à la fois une histoire factuelle et comment cette histoire a été racontée. On peut travailler ces deux mouvements dans le corps d’un même film et sans que cela passe par une démonstration théorique.
Julien Lahmi
Mashup cinéma
11 octobre 2015